Textes sur l'angoisse

Sylvie Protassief

 

 

Angoisse 1

 

J’ai 21 ou 22 ans. On dit de moi que suis la joie de vivre personnifiée. Je réussis dans mes études, ce qui ravit mes parents. Je débute dans la vie professionnelle, sais ce que je veux faire dans la vie et suis sur la bonne voie. A part ça, pas grand-chose de moi ne leur plaît : toutes mes initiatives autres sont violemment critiquées, en particulier mes tentatives d’aller planter mes choux ailleurs.

Quand l’angoisse survient, je suis le plus souvent dans une situation banale, qui devrait être paisible. En général, dans l’environnement familial. C’est le jour, il fait beau.

Soudain, l’horreur me submerge. Et pourtant rien n’a changé. Mais intérieurement, je suis différente. Je ne sais plus qui je suis, je suis double, je ne suis plus rien. Mon identité encore vacillante a disparu. Je me sens folle, je me vois folle, on va devoir m’interner, me mettre chez les fous. Au secours ! Je fais promettre à mes parents de ne jamais me faire interner. Je n'ai jamais connu une souffrance aussi violente.

Je suis encore un peu moi, ou quelqu’un qui me ressemble. Mais en même temps, je suis à côté, à cinquante centimètres de mon corps, je le ressens physiquement, à ma gauche. Est-ce parce qu’à l’époque, j’ai des convictions politiques de gauche ? Conformes à celles de ma famille, donc valorisées par elle ?

Cette sensation est terrifiante. Je vais disparaître, déjà que je n’étais pas grand-chose ! Je me dilue, être en double c’est être deux fois rien. Cet hologramme, à ma gauche, est-ce moi ? Cet ectoplasme, à ma gauche, qui est-ce ? Qui suis-je ? Suis-je ? Vais-je survivre à cela ?

Je sais depuis longtemps que je vais faire une analyse, mais il faut que je tienne le coup, le temps de parvenir à quitter ma famille, qui me retient de toutes ses forces, tout en refusant ce que je tente péniblement d’être et de devenir. Je n’imagine pas commencer cette analyse tant que j’habite chez mes parents, il me semble que cela ne ferait qu’accroître le conflit intérieur que j’y vis.

 

 

Angoisse 2

 

C’est la nuit. Cela fait des heures que je ne dors pas. C’est comme ça une nuit sur deux, toute l’année, sauf quand je ne dors pas à la maison. Mais cela arrive si rarement !

L’église sonne tous les quarts d’heure. Malheur des insomniaques. J’ai entre 12 et 20 ans.

Ma chambre, la maison, le quartier sont paisibles. Pas moi. Tout à coup, les ombres s’animent, prennent forme. Tout devient mains : les objets familiers, les meubles, les rais de lumière, le vide, le plein. Ces mains s’animent, m’appellent, me menacent. Elles vont me toucher, me tuer.

Parfois, elles se font câlines, séductrices. C’est encore pire. Je sais bien que ce ne sont pas vraiment des mains. Mais tout de même, ça y ressemble tellement. Je ferme les yeux pour ne plus les voir. Elles me poursuivent, sont dans ma tête. Dedans, dehors.

Comment dormir, à présent ?

 

 

Angoisse 3

 

J’ai fait plusieurs longues ou moins longues périodes d’analyse. La première, de 17 ans. J’y ai travaillé essentiellement mon adolescence.

A partir de la puberté, ma mère change totalement vis-à-vis de moi : de plutôt bienveillante, elle devient marâtre, dans une hostilité totale. Me mettant en permanence dans une situation de conflit intérieur : devenir une jeune fille, puis une adulte, ou essayer de me conformer à son désir que je reste une petite fille. Et son désir est si contradictoire. Grandis, mais reste petite ! Sois intelligente, brillante, même, pour que mon ego soit satisfait, mais ne pense pas ! Sois propre, bien habillée pour que je sois fière de toi, mais surtout pas jolie ni belle, ni féminine ! Hou-là, surtout pas !

Mon père, ce héros au sourire si doux ? Pas si héroïque que ça, face à sa femme. Il ne dit rien, ou fait l’écho de sa femme, sauf une fois, en a parte où, en une phrase, il m’accorde le droit d’avoir une libido. Probablement que ce viatique fait partie de ce qui m’a sauvée.

 

Ma vie a bien avancé depuis ce temps, mais j’ai encore des fragilités : difficultés à m’affirmer dans certaines situations, peur de certaines personnes. Quelques manifestations somatiques comme une fragilité immunitaire, les ongles mous et cassants, comme s’il me manquait une force, une ossature intérieure.

Je reprends donc, il y a quelques années, un travail analytique. Quelles sont donc ces problématiques que je n’ai pas encore résolues, voire identifiées ?

C’est là que survient tout à coup la grande angoisse, la mère de toutes les angoisses. Plus de support, plus de thème d’angoisse, plus de mains, plus peur d’être folle, rien qu’une angoisse qui me saisit toute entière, à me plier en deux, le souffle coupé. Mal nulle part, mais terrassée. Peur de rien de particulier, mais en train d’imploser, d’exploser, au risque de disparaître … Je suis un nourrisson abandonné, un pauvre caillou dans l’univers, L’univers est glacial et même le caillou va disparaître. D’ailleurs quand je reprends mes esprits, c’est ce qui me vient : cette angoisse a des qualités minérales. Elle revient deux ou trois fois en deux semaines. Passionnant symptôme, mais qu’en faire ?

 

Voilà la reconstruction que j’ai pu faire : ma mère ne voulait pas d’enfant. Inconsciemment, j’entends. Je m’en suis expliquée dans d’autres textes. Ma naissance, située d’ailleurs entre une fausse couche et un enfant mort-né, a dû représenter pour elle un immense conflit intérieur, entre le rôle de la « bonne » mère qu’elle était supposée tenir et son propre désir. J’ai remis bout à bout toutes sortes d’informations que je détenais : histoire familiale, mon livre de bébé, etc. Je suppose que ma naissance a provoqué chez elle une intense dépression. Pourquoi, sinon, aurais-je refusé le biberon donné par elle, et pris avec toute autre personne ? Pourquoi, alors qu’elle est en congé maternité, est-ce mon père qui renseigne (poids, sourires, « arreus » ...) très scrupuleusement mon livre de bébé, alors que lui travaille ? Pourquoi toute mon enfance, cette sensation d’avoir eu une éducation « comptable » qui m’a fait soutenir mordicus à 7 ans devant 40 personnes, que j’étais la seule de ma classe à ne pas être gâtée ?

Mes dysfonctionnements, symptômes, angoisses, et autres viennent à mon sens de là, ce qui s’est passé pendant mon adolescence n’étant qu’une petite louche de plus sur un démarrage pas facile dans la vie.